Ensemble Links
« LA frontièRe entrE exécutAnt et créAteur est de Plus en plus flOue »
Aborde-t-on une nouvelle œuvre comme une œuvre du répertoire ?
Oui. À une nuance près. L’enjeu pour l’interprète, toutes époques et styles confondus, est de trouver, derrière la partition, le moteur de l’œuvre, son cœur. La différence, s’agissant d’une nouvelle œuvre, c’est que vous êtes le premier à chercher, ce qui est évidemment le plus excitant !
A titre d’exemples, dans la pièce Kurzwellen de Stockhausen que nous défendrons aux Folles journées de Nantes en 2020, l’appropriation de cette œuvre ouverte datant de 1969 est un enjeu très particulier. La place de l’imaginaire, de la technicité et de l’écoute de chacun est essentielle à la réussite de cette œuvre qui s’apparente à une sorte de jeu de rôle musical ! En revanche dans la pièce Catharsis de Didier Rotella, que nous avons créée au festival Manifeste, les challenges technologiques et techniques étaient tels qu’il a fallu, pour les pianistes notamment, s’affranchir de certaines limites connues avec les multiples claviers, et de découvrir un nouveau rapport physique au son des transducteurs , placés à l’intérieur de l’instrument.
Y a-t-il un aspect ou un autre qui pèse plus dans votre choix de compositeur•rice•s avec lesquels vous travaillez, et qui pourrait estampiller une commande « Links » ?
Nous choisissons autant que nous sommes choisis, c’est vraiment une rencontre, une envie commune, une discussion féconde fondée sur une entente artistique. Nous avons cependant tendance à travailler avec des compositeurs ou compositrices qui cherchent un rapport particulier aux interprètes, et qui souvent donnent une place essentielle à l’électronique, mais ce n’est pas une règle. Notre collaboration avec Octavi Rumbau sur la pièce Frec représente bien ce lien à l’électronique où les musiciens doivent, par leur jeu, générer l’électronique en temps réel. Et lorsque, comme avec lui, cela donne lieu à un enregistrement, c’est encore plus intéressant.
Dans quelle mesure y a-t-il une place pour être force de proposition auprès des compositeurs selon vous ?
Les membres de Links aiment défendre les diverses approches d’écriture dans la création d’une œuvre : ainsi l’improvisation, l’écriture graphique et les formes ouvertes leur permettent de s’ouvrir à un large panel de formes de concerts.
La place du compositeur varie dans chaque projet. Dans notre futur projet EXOrgue, le compositeur expérimente une écriture lors de séances de travail avec les musiciens, tel un véritable laboratoire de son et d’écriture, s’enrichissant du potentiel sonore de chaque interprète.
Nonobstant, cela n’enlève en rien le plaisir de travailler avec un compositeur/compositrice qui ne souhaiterait pas déroger de sa partition. Mais le contact et le temps passé entre interprètes et compositeur est véritablement riche pour les uns et les autres.
Vous êtes aussi connus pour inventer de nouveaux formats, notamment scénographiés et scénarisés : à quoi peut-on s’attendre lorsqu’on va voir un concert Links ?
Comme beaucoup d’autres ensembles de notre époque, nous interrogeons le format traditionnel du concert. L’immersion auditive et visuelle est une évidence de plus en plus recherchée, d’autant qu’elle est toujours plus accessible à tous chez soi, grâce à la démocratisation des technologies. Cette immersion n’est pas toujours consubstantielle à la transmission d’œuvres mais elle offre des expériences fortes.
Ainsi, quand une œuvre nous tient à cœur, nous allons essayer de bâtir autour de cette œuvre, avec l’aide de nos partenaires artistiques chorégraphe, scénographe ou metteur•se en scène. Cette version de Drumming nous est apparue évidente lors d’un concert dans le hall d’un musée dans lequel le public déambulait très naturellement autour des musiciens. En annulant le fossé entre scène et public, cette proximité est très appréciable. De plus, l’auditeur est totalement immergé dans ce halo sonore sans interruption, une conception fidèle aux principes compositionnels de Steve Reich, fondés sur la perception. Nous tentons de redonner finalement une simplicité d’écoute au public, qui choisit d’être très proche du musicien et noyé de son, ou au contraire de rester en dehors de l’installation et de se recréer un espace traditionnel d’écoute.
Quelle liberté dans les interstices « entre les œuvres » ou, ici, « entre les mouvements » ? Notamment eu égard à la multiplicité des profils au sein de l’ensemble...
La ligne directrice reste la même : construire un programme cohérent pour valoriser les oeuvres, et ce, malgré l’aspect parfois très varié de celui-ci, notamment dans notre spectacle Constellations qui mêle Perotin, Pink Floyd, Stockhausen, ainsi qu’une pièce participative de Jonathan Bell avec smartphone, une vidéo live du plasticien Hicham Berrada et une performance de circassien. Nous nous entourons volontiers de spécialistes d’autres domaines artistiques et cherchons à nous ouvrir sans relâche à d’autres arts, et d’autres esthétiques, faisant ainsi de la construction d’un nouveau projet un moment d’effervescence et de renouveau.
Vous comptez dans vos rangs au moins un compositeur : comment cette double casquette bouleverse-t-elle l’approche de la création en tant qu’interprète ? Où finit le compositeur, où commence l’interprète, et vice versa ?
Laurent Durupt est autant compositeur que pianiste, et plusieurs de nos membres fondateurs ont également une formation en composition électronique, mais tous sont réunis ici autour du titre d’interprète. Être musicien, tout comme à l’époque baroque (c’est peut-être ce qui lie la musique contemporaine à cette période), ce n’est pas seulement être interprète, et la frontière entre exécutant et créateur est de plus en plus floue.
Nous essayons d’étendre notre vision du spectacle vivant, et par là naturellement sommes amenés à redéfinir nos compétences un peu "multipodes" au sens où nous développons des domaines artistiques très variés, tels que la scénographie, l’art de la performance, la vidéo expérimentale, ou encore récemment à la VR ou Réalité virtuelle.
(1) Transducteur : Dispositif assurant une conversion ou un transfert de signaux et dans lequel un signal au moins est de nature électrique
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.