Gwen Rouger
Créer lA surPrise et l’inAttendu
Quels sont les enjeux propres à l’interprétation de la création ?
En réalité, nous ne séparons pas les enjeux de l’interprète de ceux du compositeur. L’Art de la performance et les Happenings des années 1970 ont déclenché un bouleversement dans le monde du spectacle vivant, qui impacte aussi la musique écrite d’aujourd’hui. Suite à ce changement, la performance devient le moment de l’art et le spectateur est considéré comme l’un de ses acteurs, il y est intégré — ceci faisant référence à l’artiste Marcel Duchamp et à sa phrase « c’est le regardeur qui fait l’œuvre ». Ainsi l’œuvre d’art se situe au moment du concert et non dans la partition. Tous ensemble, avec les spectateurs•rice•s, nous créons le moment de l’art. Quels sont les enjeux de l’art et la responsabilité des artistes aujourd’hui en 2019 ? Inciter à la liberté, à l’inventivité, à la créativité dont la société a besoin de la part de chaque individu pour s’affranchir des codes et des traditions qui sclérosent, me paraît très important.
Comment choisissez-vous les compositeurs•rice•s avec lesquels vous travailler ?
Le premier enjeu pour un ensemble de musique contemporaine, ce ne sont pas des choix esthétiques, mais avant tout une façon d’être inscrit dans sa société : une façon qui soit décloisonnée, multi-culturelle. Dans l’ensemble, nous sommes le même nombre de femmes et d’hommes et la moitié des musicien•ne•s ne sont pas d’origine française. C’est cette diversité que nous aimons, que nous cherchons chez les gens avec qui nous collaborons. Il s’agit de rencontres basées sur des valeurs communes. Aujourd’hui nous commençons une collaboration avec la compositrice Michelle Agnès Magalhaes, qui utilise la technologie pour créer une pièce participative musicien•ne•/spectateurs•ric•es, afin de retrouver la communication non verbale du collectif présent dans les rituels des sociétés dites primitives. Nous développons aussi actuellement une collaboration avec la chorégraphe Julie Desprairies, laquelle crée des projets in-situ qui s’appuient sur l’histoire et l’usage des lieux en impliquant les habitant•te•s des espaces qu’elle met en scène. Nous travaillons avec des artistes qui ancrent leurs travaux dans l’humain et qui sont sensibles au monde qui les entoure.
Quel dialogue établissez-vous avec le compositeur ou la compositrice ?
Le dialogue se situe dans la co-création dans un contexte de résidence. Par ailleurs, pour créer nos concerts, nous « dialoguons » aussi avec les pièces musicales elles-mêmes. C’est à dire que nous composons également avec les pièces qui sont déjà écrites depuis longtemps, en les plaçant dans l’espace, en les mettant dans un certain ordre pour les faire dialoguer entres elles, avec parfois une scénographie, des costumes, une création lumière. Par cela, nous proposons notre lecture, notre interprétation de ces pièces, c’est à dire que nous mettons un éclairage sur ce qui nous parait le plus intéressant en elles. C’est aussi là que se situe la création.
Justement : quelles sont vos préoccupations principales lorsque vous concevez vos concerts ?
Tout d’abord, nous partons souvent du principe que la musique serait transportable n’importe où. C’est faux : dans les faits, la musique est extrêmement attachée à un espace ; et sa perception, et pas sa perception uniquement auditive, change selon qu’elle se joue dans une église, dans un hall de gare, et si les spectateurs sont serrés les uns contre les autres ou au contraire éloignés, s’ils sont proches ou non des musiciens, etc. Un espace a son acoustique propre autant qu’une identité, avec le contexte social et culturel qui lui est associé. D’où l’importance de concevoir le concert par rapport à son espace.
Ensuite, créer la surprise et l’inattendu dans la forme du concert permet de s’éloigner des codes et des idées préconçues, et met le public initié ou non sur un pied d’égalité. La musique, même complexe, peut être transmise à tous — tout dépend de la manière dont on la donne.
Il s’agit pour nous de créer différentes entrées possibles pour les spectateurs — visuelles, performatives, sonores — et notamment celle de la convivialité. Nous voulons attirer le plus grand nombre. Nous représentons un art qui existe essentiellement par le financement public, notre objectif premier est donc d’éviter l’entre-soi et d’avoir un maximum de publics de différentes sensibilités. L’œuvre, et je parle du moment du concert, doit donc être elle-même médiatrice. En ce sens, nous comptons sur la créativité des personnes chargées de la médiation des salles et festivals. Nous devons travailler de concert.
Vous vous êtes associés les services d’un réalisateur en informatique musicale maison : pourquoi et quel est sa place et son rôle au sein de l’ensemble ?
Comme dans beaucoup de styles de musique aujourd’hui, nous jouons des pièces mêlant des sons d’instruments joués sur scène et des sons électroniques issus de logiciels sur ordinateur. Ainsi, Etienne Graindorge est un ingénieur-musicien qui joue des sons électroniques.
À ma connaissance, vous comptez dans vos rangs au moins un compositeur : comment cette double casquette bouleverse-t-elle l’approche de la création en tant qu’interprète ?
Comme je le mentionne plus haut, l’approche de la création pour un interprète est multiple. Si le musicien ou la musicienne de Soundinitiative est aussi, parallèlement, improvisateur, compositeur, créateur d’installations performatives, photographe, pédagogue ou interprète de chanson française, la façon de jouer et de concevoir le moment du concert sera enrichie de ses différentes expressions. Les divers enjeux de la performance, que sont le rapport artiste-spectateur, l’espace, la lumière, la scénographie, la précision de la lecture de la partition ou le son des instruments et celui diffusé dans les enceintes, est indissociable les uns des autres.
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.