Jean Geoffroy
RegArder par-dEssus l’épaule des cOmpositeurs
Aborde-t-on une œuvre nouvelle comme une œuvre du répertoire ?
Interpréter une œuvre du répertoire est, en soi, une re-création, une re-lecture de l’œuvre elle-même. Ses différentes reprises et regards de l’interprète permettent aux œuvres de continuer à être en mouvement, et non figées dans une époque, une tradition, ou un style d’interprétation.
Lorsqu’il s’agit d’une création, l’aventure est tout autre. Cela commence souvent autour d’un café, au cours d’une discussion, avec un compositeur•rice, moment essentiel et probablement le plus fragile, car il s’agit de mettre en œuvre, non pas uniquement un processus de mise en route d’un projet musical (plannings de répétitions…) mais bien de comprendre de quoi il s’agit. J’ai eu bien souvent, lors de ces rencontres, le sentiment que, pour le compositeur, la pièce, quand bien même elle serait à peine ébauchée, était, du moins dans ses grandes lignes, fixée dans sa forme. Je me rappellerai toujours, le moment où Yoshihisa Taira m’a chanté le début de la pièce qu’il voulait m’écrire : j’ai compris à ce moment que cette pièce — dont je n’avais sous les yeux que quelques notes sur une page qu’il venait de me passer — était déjà pour lui un souvenir.
C’est dire si ces premiers instants sont essentiels, car il nous faut parler la même langue et essayer, à travers les mots, de comprendre ce qui motive le compositeur, ce qui l’anime.
Ensuite vient le temps des doutes, des difficultés techniques, des approches nouvelles qu’il nous faut parfois imaginer, inventer, du temps qui se rétrécit de jour en jour avec, toujours à l’esprit, ces question fondamentales : est-ce que j’avance dans la bonne direction ? Est-ce que je ne m’éloigne pas trop du regard du compositeur ? La question n’est pas seulement ici de jouer ce qui est écrit mais d’essayer de comprendre ce qu’a imaginé, rêvé, le compositeur. Je dis souvent à mes étudiants qu’il ne s’agit pas de jouer ce qui est écrit, mais bien de jouer ce qu’on lit, ce qu’on en lit…
Quel dialogue établissez-vous avec le compositeur•rice ? Dans quelle mesure y a-t-il une place pour être force de proposition selon vous ?
A partir du moment où il y a rencontre, l’échange de proposition est induit, mais cela dépend également du projet. S’il est mis en scène, je pense par exemple à La Ralentie de Pierre Jodlowski, il y a tout un travail en amont d’échange de discussion, d’improvisations, d’essais et de propositions de toutes sortes. Si nous nous trouvons dans un cadre « plus classique » comme pour une pièce instrumentale solo, le type de relation en soi ne change pas, mais le contenu des échanges diffère. L’espace de l’interprète évolue en fonction du cadre.
Quelle place pour l’interprète dans le processus de création (au-delà de la simple performance finale) ? Quelle est la part exploratoire du métier d’interprète ?
Être interprète c’est avant tout être « chercheur ». C’est cette dynamique, cette insatisfaction permanente qui, d’une certaine façon, nous obligent à être le plus rapidement possible dans un processus d’appropriation, avec toutes les approches possibles, écoutant, proposant, en étant au final toujours en mouvement.
Il y a dans nombre de vos concerts une dimension spectaculaire assumée : qu’est-ce qui vous séduit dans ce genre de projets et comment concevez-vous ces spectacles ?
Les spectacles avec percussion sont fréquemment l’occasion d’un travail souvent intuitif de scénographie : quelle disposition, quel instrument ici ou là, pourquoi, quelle orientation par rapport à l’espace de la scène etc. Donc oui, de fait, nous sommes constamment dans une forme de scénographie instrumentale. Cela étant dit, je préférerais parler d’incarnation assumée, d’être réellement sur scène. Il s’agit ni plus ni moins de l’ici et du maintenant (Hic Et Nunc). Souvent nous sommes (ici) dans un lieu, que ce soit une salle de concert ou autre, mais nous pouvons y être sans pour autant y être (maintenant). En répéter machinalement quelque chose des dizaines de fois, cette répétition même nous en détache et, de fait, nous éloigne du « moment ». Nous répétons au sens propre du terme, et peu importe le moment puisqu’il ne participe pas à ce que l’on dit ou à ce que l’on joue. Cela est compliqué car extrêmement fragilisant : prendre en compte le temps c’est prendre en compte l’unicité du moment du concert, comme celui d’une rencontre.
Quelle liberté (musicale, spectaculaire) vous ménagez-vous dans les interstices « entre les œuvres » ?
Lorsque je joue plusieurs œuvres, j’essaie toujours de faire en sorte qu’il n’y ait pas d’applaudissements, l’idée est d’être toujours dans une « histoire », ou à tout le moins un parcours, j’essaie donc d’être toujours dans cette concentration du moment...
Vous êtes depuis longtemps engagé dans une recherche technologico-organologique, qui prend divers aspects : pourquoi et qu’y recherchez-vous ?
Je n’ai jamais pu dissocier mon travail d’interprète et mon travail de pédagogue, pour moi il s’agit de la même dynamique. Être sur scène, c’est bien évidemment transmettre, de plus j’ai la chance d’avoir eu des étudiants incroyables qui d’une certaine façon m’ont poussé à avancer.
Le travail avec les nouvelles technologies a été pour moi une ouverture incroyable, car la scène est devenue elle-même instrument, et donc cela m’a obligé à reconsidérer ma place d’interprète et de pédagogue.
Tout a commencé avec la création de Light Music de Thierry de Mey, à la Biennale Musique en Scène de Grame en 2004. Je tenais enfin la pièce qui me permettrait de pouvoir parler d’interprétation sans passer par un instrument, une technique ou une école, qui souvent phagocytent le discours. On commence par vouloir parler de l’interprète, et on finit par parler du répertoire et de l’instrument, comme si l’interprète n’existait pas en lui-même, seul en scène. Nous avons énormément travaillé sur la pièce de Thierry, puis ensuite sur le Light Wall System ainsi que d’autres outils interactifs qui permettent une approche maïeutique de la transmission . En effet, même si je connais très bien l’interface, on ne peut pas dire qu’il y a une technique pour jouer du LWS, ni de méthode : cela créé les conditions d’un approche ressentie et intuitive, qui s’exprime immédiatement par le geste et le corps, ce qui invite à retrouver une forme de ré-écoute des sons à travers son propre mouvement. Cela nous permet de renouveler notre écoute souvent endormie, souvent saturée de son.
À ma connaissance, vous n’avez jamais franchi la barrière pour vous essayer vous-même à la composition : pourquoi ?
Je passe ma vie à regarder par-dessus l’épaule des compositeurs pour voir, ce qu’ils voient eux du monde, et que je ne vois pas. C’est vraiment pour moi un privilège. Je n’ai pas leur talent et ma place de passeur que ce soit sur scène ou dans ma classe, me permet ces va-et-vient successifs et passionnant entre cet apprentissage permanent auprès des compositeurs, quelle que soit leurs époques, et les étudiants à qui j’essaie de transmettre ces aventures.
(1) Le Light Wall System est un outil interactif et pédagogique conçu par GRAME – Centre national de création musicale pour prolonger la démarche créatrice de la musique de geste.
(2) Méthode suscitant la mise en forme des pensées confuses, par le dialogue (Socrate, dans les œuvres de Platon).
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.