"Le chant sans la voix, et la voix sans chanson" par Guillaume Kosmicki
"Songs and Voices" de Francesca Verunelli
Dans Le Silence des Sirènes, Franz Kafka postule qu’à l’approche d’Ulysse, ces dernières n’auraient peut-être pas chanté, malgré sa ferme conviction de les entendre.
« Pour se préserver des sirènes, Ulysse se boucha les oreilles avec de la cire et se fit enchaîner au mât. […] Il se fiait absolument à sa poignée de cire et à son paquet de chaînes, et tout à la joie innocente que lui procuraient ses petits expédients, il alla au-devant des Sirènes. Or les sirènes possèdent une arme plus terrible encore que leur chant, et c’est leur silence. Il est peut-être concevable, quoique ce ne soit pas arrivé, que quelqu’un ait pu échapper à leur chant, mais certainement pas à leur silence […]. Et de fait quand Ulysse arriva, les puissantes sirènes cessèrent de chanter, soit qu’elles crussent que le silence seul pouvait encore venir à bout d’un pareil adversaire, soit que la vue de la félicité peinte sur le visage d’Ulysse (qui ne pensait à rien d’autre qu’à la cire et aux chaînes) leur fit oublier tout leur chant. Mais Ulysse si l’on peut s’exprimer ainsi n’entendit pas leur silence ; il crut qu’elles chantaient et que lui seul était préservé de les entendre […]. »
Franz Kafka, Le Silence des sirènes (1917)
Ce récit, revu par Kafka, inspire à Francesca Verunelli l’idée poétique de Songs and Voices, une œuvre musicale en deux parties. La première d’entre elles, Five songs (Kafka’s sirens), fut créée en 2016. Elle explore le chant sans voix, de manière uniquement instrumentale. La deuxième, écrite en 2023, expérimente la voix sans chanson au fil de six nouvelles étapes – Voices, Unvoiced, A valediction for her sister (a love song), Vocali, Bodiless, Andemironnai (a song of migration). La compositrice explique que « ce voyage musical […] se déroule donc entre […] deux extrêmes, l’extrême absence et l’extrême présence, le chant sans la voix et la voix sans le chant. Entre ces deux points focaux du paradoxe se situe peut-être ce qui attire tant Ulysse et l’amène à s’approcher des sirènes. » Nous nous entretenons avec Francesca Verunelli sur les fondements de son œuvre.
Guillaume Kosmicki : Qu’est-ce que le chant pour vous ? Vous parlez indistinctement de chant et de chanson dans votre texte de présentation, faites-vous une différence ? Et qu’est-ce que c’est que le chant sans voix ?
Francesca Verunelli : Le chant précède la chanson, dans le sens où le chant est presque un objet apotropaïque (NDLR : dont l’action est de détourner le danger, conjurer le mauvais sort et de chasser les mauvaises influences), profondément inscrit dans l’humain et précédant toute rationalisation. Le chant précède la parole et, en un sens, son pouvoir est limité par le mot, qui en centralise la portée et la signification. Le chant est peut-être l’expression musicale la plus primordiale, au cours de laquelle le corps vibre et participe à ces vibrations qui sont précisément le son. Toute corde vibrante ou corps vibrant, c’est-à-dire tous les instruments de musique, sont une émanation de cette vibration inscrite dans notre corps. Mais la chanson et le texte chanté sont une tout autre affaire car la médiation du mot éloigne le chant du son. Dans ce cas c’est le son instrumental qui est plus proche du son tout court. Le chant est intimement son. C’est pourquoi la première partie de l’œuvre est purement instrumentale. Dans cette première partie, les instruments participent à cette essence intime du chant.
GK : Comment concevez-vous les cinq parties de Five Songs (Kafka’s siren) ?
FV : Dans chaque partie, un instrument différent cherche cette impression poétique du chant, dans une manière totalement transfigurée et non littérale.
GK : On y entend notamment des jeux instrumentaux très proches de la voix, c’est assez déroutant. Comment procédez-vous ?
FV : Merci, c’est exactement ce que j’ai souhaité. Ce n’est pas un processus technique qui produit ce résultat. C’est simplement, comme toujours dans mon travail, la recherche d’une excavation dans mon écoute. Dans le cas de la première partie de Songs and voices, en écoutant profondément ces instruments, j’ai cherché le moyen de saisir cette essence du chant qui les caractérise (que j’ai définie plus haut). Cela se traduit par une réflexion sur les possibilités instrumentales et les possibilités de pousser un instrument au-delà de ses limites, en comparaison à une écriture instrumentale standard ou connue. Mais cela ne signifie pas qu’il faille rechercher des « modes de jeu » ou des techniques instrumentales étendues. Souvent, il s’agit simplement d’essayer de faire entendre quelque chose que l’instrument possède déjà en lui-même, mais peut-être de manière moins explicite ; c’est le cas, par exemple, d’une utilisation très poussée des harmoniques naturelles du saxophone baryton. L’instrument reste lui-même, il n’est ni modifié, ni préparé d’aucune manière, mais l’écriture approfondit cette possibilité instrumentale, la poussant jusqu’à ses conséquences extrêmes.
GK : Aviez-vous déjà prévu de donner une suite à cette première partie de l’œuvre (créée en 2016), avec la voix sans chanson ? (La création de Songs and Voices date de 2023)
FV : Oui tout à fait. Il était prévu que ce « chant » sans voix trouve des voix « sans chanson », et enfin aussi une chanson proprement dite.
GK : Dans cette deuxième partie de l’œuvre, vous utilisez la voix dans ses manifestations les plus essentielles : comme un corps dans Voices avec des consonnes sourdes dans Unvoiced avec des voyelles dans Vocali (qui repose sur des sons multiphoniques obtenus par des harmonicas) avec l’usage d’un double électronique dans Bodiless reposant sur des chansons proprement dites dans A valediction for her sister (a love song) et Andemironnai (a song of migration), un chant ancestral. Racontez-nous les raisons de vos choix pour cette partie de l’œuvre, la voix sans chant ?
FV : Je dirais que c’est plutôt la voix sans chanson. L’intention est de récupérer cet aspect primordial du chant comme corps qui vibre, comme le corps instrumental le plus ancestral.
GK : Pourquoi la présence d'une vraie chanson dans la partie de voix sans chanson, A valediction for her sister (a love song) ?
FV : En fait, Songs and Voices propose une sorte de voyage. On commence avec le chant sans la voix. Ensuite la voix arrive, mais c’est d’abord en tant que corps vibrant. Puis dans Voiceless, il n’y a que les consonnes (ce qu’on appelle techniquement la partie « unvoiced » du son). Ensuite, il y a les voyelles. Finalement il y a du texte, mais non pas comme objet extérieur qui s’impose mais comme résultat de ce voyage. Et de plus c’est un texte sans auteur, sans « je » poétique, un texte qui appartient et surgit des trois événements de la chanson populaire ancienne : la vie, la mort et l’amour.
GK : Qu’est-ce qui, selon vous, attire tant Ulysse et lui donne envie de s’approcher des sirènes ?
FV : À mon avis, Ulysse n’est pas consciemment attiré par les sirènes. Ce n’est pas du tout un choix actif. Le passage des sirènes est un passage inévitable. Dans la Grèce antique, cette frontière mythique incarnait la frontière entre le monde connu et l’inconnu (et donc, en tant qu’inconnu, habité par des monstres), mais aussi le passage entre l’adolescence et l’âge adulte, et finalement le passage entre la vie et la mort. Cette œuvre a fini par incarner précisément ce passage et la signification kafkaïenne du pouvoir de l’absence, parce qu’elle est devenue pour moi un mémorial, celui de ma jeune sœur morte tragiquement il y a trois ans.