Les instruments extraordinaires de Totem Contemporain - Interview par Guillaume Kosmicki
Jean-François Laporte est entré tardivement dans le monde musical, suite à une expérience fondatrice en Afrique, qui a agi sur lui comme une révélation. De retour à Montréal, il découvre la musique électroacoustique et invente rapidement son propre instrumentarium, qu’il fait vivre depuis plus de vingt ans aux travers de nombreuses expériences. La rencontre entre son ensemble, Totem Contemporain, et trois instrumentistes de l’ensemble Cairn, va permettre la création de quatre œuvres par des compositeurs internationaux (Canada, Grande-Bretagne, Suède, France). Nous explorons dans cet article la prise en main de cette lutherie par deux d’entre eux, Émilie Girard-Charest et Samuel Sighicelli, qui expliquent également leurs intentions compositionnelles. Nous débutons avec l’histoire et les enjeux de Totem Contemporain racontés par Jean-François Laporte.
Guillaume Kosmicki : Jean-François, qu’est-ce qui t’a poussé à fonder ce nouvel instrumentarium à partir de 1998 ?
Jean-François Laporte : Dans le monde occidental, le contact avec la musique passe par la partition. À huit ans, je n’avais pas été inspiré par ce concept, qui ne me parlait pas du tout. Je suis donc resté loin de la musique, alors qu’elle me passionnait depuis toujours. J’ai commencé sérieusement très tard, à vingt-cinq ans. J’avais suivi des études d’architecture, puis bifurqué en génie civil. Le déclic a été ma participation à l’âge de dix-neuf ans à un échange en Afrique centrale, au Zaïre, dans le cadre d’un programme gouvernemental du Canada. Ça a été l’occasion de mon premier contact inspirant avec la musique. Deux jours après mon arrivée, je marchais dans les rues, et je m’approchais de deux musiciens. Repérant mon intérêt, ils m’ont invité à me saisir d’un djembé et à jouer. Ça m’a fait l’effet d’une révélation : ainsi, on peut juste s’amuser, simplement, immédiatement, sans passer par l’étude ! Une semaine après, l’ambassade organisait un gros rassemblement. J’ai reconnu alors un des deux musiciens sur scène, qui m’a invité à monter à ses côtés pour jouer devant 3000 personnes. Je n’étais pas instrumentiste, je n’ai pas brillé, mais ce rapport de confiance et de communication simple m’a ouvert des portes. Après quatre ans passés au Zaïre, à mon retour, j’ai décidé d’apprendre la musique. J’ai tout lâché et j’ai acheté une guitare. Je ne voulais pas me dire à soixante ans que j’étais passé à côté de ma vie. Ce qui m’a fasciné est ce rapport au son : la musique, c’est pour s’amuser ! Ce n’est pas péjoratif, il s’agit d’un rapport de plaisir avec le son. C’est la base de ma démarche. Je ne comprends pas qu’on doive passer d’abord par la lecture et la partition. C’est désincarné. Une fois qu’on a le contact avec l’instrument et la matière sonore, on peut faire des miracles. La lecture peut venir dans un second temps.
À ce moment-là, je n’avais pas de modèles, je ne connaissais rien à la musique, à part la radio. J’avais envie d’être auteur-compositeur car c’était la seule chose que j’avais identifié. En entrant à l’école, j’ai vite découvert la musique électroacoustique et la musique contemporaine, ça m’a ouvert beaucoup de portes. Je pense que mon côté scientifique et mon désir de comprendre ont forgé mon intérêt pour l’innovation, qui contribue à l’avancement de nos sociétés et de nos connaissances. Je trouve cela fondamental. Et puis mes parents étaient auto-constructeurs. Depuis que je suis né, on construit des maisons dans la famille, j’ai donc dans ma génétique un côté manuel de constructeur, j’ai grandi avec ça. C’est un bagage, j’ai besoin que la matière passe par mes mains.
Je comprends qu’on puisse être tournés vers le passé, mais il faut conserver l’envie d’améliorer nos situations. Cela s’opère à tous les niveaux, et notamment dans le domaine de la musique. Je n’ai rien contre Bach ou Beethoven, mais ce serait anachronique aujourd’hui de n’avoir que ça. C’est comme si on oubliait que l’art est aussi une façon de comprendre notre monde, de nous connecter avec l’environnement dans lequel on vit, de nous ouvrir des portes. Si on persiste simplement à consommer de l’art d’il y a 200 ou 300 ans, on n’obtient jamais les clefs pour comprendre le monde d’aujourd’hui.
G.K. : Ce qui est remarquable dans tes instruments se trouve notamment dans les matériaux utilisés. Tu emploies la technique de l’air comprimé ainsi que des matériaux simples : tuyaux de PVC, membranes de latex, robinets... Tu ne fais pas appel à l’informatique ni à l’électricité dans la génération du son.
J.-F.L. : Effectivement, lorsque je l’utilise dans mes installations, l’informatique n’est employée que comme outil de contrôle. Le son est toujours généré de manière acoustique dans le développement des instruments. Dans ma série « Totem électrique » débutée en 2009, je passe cependant des commandes à des compositeurs pour utiliser mes instruments en relation avec un univers électronique, quel que soit le dispositif : bande, traitement en temps réel, amplification... Les commandes permettent un enrichissement de ces instruments, une évolution de leur répertoire et un accroissement de leurs techniques de jeu. Quand on pense « nouveaux instruments » aujourd’hui, on pense à un ordinateur et des logiciels, alors qu’on continue par ailleurs à inventer de nouveaux matériaux avec les nanotechnologies, par exemple, sans créer de nouveaux instruments. Je pense que la recherche sur les instruments acoustique s’est arrêtée avec l’apparition du numérique, et je trouve dommage que les deux ne puissent pas cohabiter dans des mondes parallèles. Le latex comme matière de vibration n’avait jamais été utilisé dans la musique.
G.K. : Quand tu as conçu tes instruments, comment as-tu trouvé des instrumentistes assez curieux pour s’intéresser à ces constructions et prendre le temps d’apprendre à en jouer ?
J.-F.L. : Les premiers instruments sont apparus en 1998-1999. En 2001 j’ai donné Tribal, une pièce pour quarante musiciens sur quarante instruments inventés (cinq familles d’instruments). J’étais à l’université en composition, il y avait un bassin conséquent de candidatures éventuelles. J’étais un peu plus âgé, je savais ce que je voulais, et je suis quelqu’un de très dynamique quand je mène un projet. J’ai vite compris que c’était plus facile de monter mes ensembles que d’attendre qu’on me commande des œuvres. Les musiciens ont changé depuis cette époque. Je suis plus exigent aujourd’hui, je cherche des instrumentistes très impliqués, prêts à investir du temps. G.K. : Comment s’est monté le projet Cairns-Totems, qui a choisi les compositeurs, les instrumentistes de Cairn et les trois instruments de Totem ?
J.-F.L. : C’est une coproduction : chaque ensemble a choisi deux compositeurs. Nous l’avons fait bien sûr en collaboration, en se faisant part de nos propositions. La configuration retenue, avec deux tables de Babel et un orgue de sirènes, fonctionne bien, et ces instruments sont transportables. La Table de Babel porte ce nom car elle réunit plusieurs de mes instruments : deux bols, huit insectes, six membranes vibrantes, le pipe (Tu-Yo) et l’air solo. Il s'agit donc d'un instrument qui présente plusieurs types de sonorités différentes, donc plusieurs langages, telle la tour de Babel. Jérôme Combier m’a proposé la percussion de Sylvain Lemêtre, la clarinette d’Ayumi Mori et la guitare de Christelle Séry, que je connais. La guitare peut bien s’associer avec le côté fou de mes instruments, qui fonctionnent également très bien avec la clarinette.
G.K. : Émilie, comment as-tu rencontré la lutherie de Jean-François Laporte et Totem Contemporain ?
Émilie Girard-Charest : Nous sommes tous les deux montréalais et le milieu des musiques de création est assez petit, tout le monde se connaît. Plus spécifiquement, j’avais écrit Bestiaire en 2018, une pièce pour l’ensemble Quasar, un quatuor de saxophones. Jean-François est venu me voir après le concert pour me commander une œuvre pour ses propres instruments. Je ne les connaissais pas du tout. La manière la plus naturelle de les aborder pour moi était de les toucher, de les entendre, de voir comment ils fonctionnent. À force de composer à l’instrument, je me suis dit que le plus naturel et le plus simple serait d’interpréter ma pièce moi-même. J’ai quand même écrit une partition précise pour que Jean-François puisse la reprendre en concert. Mais de fil en aiguille, il m’a fait jouer d’autres pièces sur la table de Babel. Je viens tout juste de prendre en main l’orgue de sirènes. C’est intéressant de les aborder du point de vue de l’interprétation, car on ne se demande plus ce que l’on va faire avec, on est directement dans la problématique du « comment ça marche ». Je fais d’ailleurs partie des interprètes de Totem Contemporain pour le concert Cairns-Totems. Je jouerai les quatre œuvres, dont la mienne.
Ce sont des instruments qui n’ont pas de tradition d’écriture, on ne peut pas tellement se référer à ce qui a été composé avant, même si c’est déjà très vaste (une centaine d’œuvres). J’ai remarqué que les compositeurs ont plutôt tendance à aller vers des écritures ouvertes, en raison de leur imprévisibilité. Les leviers, les différents endroits par lesquels on les manipule ne peuvent pas se mesurer avec précision, il est difficile de retrouver exactement la même sonorité lorsque l’on rejoue la même chose. La pression de l’air comme la vibration des membranes en latex ne sont pas précis non plus ; il suffit qu’une membrane explose et doive être changée pour qu’elle ne réagisse plus du tout de la même manière. Il faut accepter en tant que compositeur de ne pas avoir le contrôle absolu. Il y a des tendances, on sait globalement ce que font les gestes, mais on ne peut pas contrôler ni hauteurs précises, ni rythmes. Ces instruments ne sont en effet pas très rythmiques, leur temps de réponse est assez lent. Les sons ne sont pas naturellement percussifs, ils ont plus tendance à se déployer dans le temps et dans le timbre, ils en appellent plutôt à des écritures avec un certain degré de flexibilité. On resterait dans le cas contraire sur une frustration, car il est impossible de reproduire de manière tout à fait exacte ce qu’on a prévu.
J’ai plutôt l’impression que ce serait passer à côté de certaines beautés de l’instrument, qui amène à se laisser surprendre par ce qui va se produire. Certes, ces instruments sont encore jeunes et on les connaît peu, mais certaines de ces caractéristiques sont vraiment dans leur nature même. Certaines manipulations font par exemple surgir un son multiphonique. C’est un peu comme tous les instruments, mais en pire, ou en mieux, certainement en plus. Là où ils se révèlent les plus riches pour moi est dans l’entre-deux sons, pas dans les notes sur une grille avec une pulsation, mais dans tout ce qui se passe dans les artefacts, les sons différentiels, les harmoniques résultantes, les jeux de battement, les multiphoniques, etc. On ne peut pas les noter précisément, on peut juste écrire quelque chose comme « chercher le multiphonique ». Il faut laisser cet espace dans l’écriture.
Je possède deux bagages : j’ai beaucoup pratiqué la musique improvisée, mais je joue aussi beaucoup de musique contemporaine au sens classique du terme. Je vais toujours adapter mon écriture, essayer de parler le langage de la personne à qui je m’adresse. Avec les instrumentistes de Cairn comme de Totem, je peux utiliser les deux langages, tous lisent et improvisent. Pour le moment, j’imagine un hybride entre les deux. Certains sons issus des instruments de Totem peuvent se contrôler, et je laisserai l’espace nécessaire pour les autres. Je ne mettrai pas d’improvisation à proprement parler mais je ménagerai de la place pour que les choses puissent se déployer. Du point de vue de la temporalité, je ne veux pas passer à côté d’un timbre parce que la rythmique est trop serrée. Mais je n’imagine pas non plus des plages ouvertes où l’on ne sait pas ce qui va se passer.
G.K. : Samuel, ces instruments de Jean-François Laporte, deux tables de Babel et un orgue de sirènes, comment en as-tu pris connaissance en vue de ton travail de composition, comment les as-tu pris en main ?
Samuel Sighicelli : Ça a commencé par la consultation d’une documentation en ligne qui m’a permis de voir et d’entendre ces instruments en détail, et à travers les concerts qui figurent sur le site de Totem contemporain. J’ai pu saisir leur champ sonore. Et puis a suivi un travail à distance avec Jean-François Laporte, en attendant ma semaine de résidence à Montréal en janvier. Il m’a montré beaucoup de choses à via internet. Par ailleurs, je l’ai rencontré à Hanovre, où il venait pour un concert. On a pu passer deux demi-journées à examiner tout ce que j’avais déjà imaginé et dont je voulais être sûr pour les affiner. Cela m’a confirmé que tout le travail préalable était satisfaisant et que je m’étais fait une bonne idée de la sonorité réelle. La table de Babel est plus riche, avec des sonorités et des possibilités de jeu multiples, cinq postes étant présents. Elle m’intéresse plus dans sa dimension électroacoustique. Sur certains postes, la gestion du son se situe dans le fait de travailler la membrane en même temps que le flux d’air. On obtient ainsi des comportements sonores assez étonnants, très proches de prises de sons électroacoustiques, il y a quelque chose de très concret dans ce travail du plastique. Dans tout ce que j’ai pu écouter, ces instruments sont beaucoup utilisés pour des trames en évolution, en changeant le flux de l’air et en travaillant la membrane, en vue de filtrages, par exemple. Je me suis dit qu’il serait intéressant de les utiliser de manière percussive, en réalisant des chocs d’air. Avec une pédale, on peut envoyer des impulsions très fulgurantes et très puissantes. Je travaille beaucoup sur cet aspect dans le début de ma pièce. L’orgue de sirènes est un instrument plus simple : ce sont des pavillons actionnés par de l’air. À part quelques effets qu’on peut imaginer, en les préparant par exemple, on en fait plus rapidement le tour.
G.K. : Je constate que tu évoques l’électroacoustique à propos d’instruments qui ne sont pas électroniques, qui fonctionnent avec de l’air et des matières plastiques. Comment les traites-tu au niveau de la composition ? Est-ce que tu les écris comme on écrirait pour des instruments traditionnels ou est-ce que tu les penses comme des matières sonores, comme en électroacoustique ?
S.S. : Exactement les deux en même temps. Je les vois comme des objets sonores. C’est ce qu’ils sont : des « objets sonnants ». Ce qui est particulier concernant l’écriture, comme avec des instruments traditionnels, est que si on va chercher dans le timbre, les choses deviennent quasiment imprévisibles. Il est très difficile de maîtriser exactement le son qu’on a prédit en arrivant de but en blanc sur l’instrument. Il faut toujours un petit temps, il y a une inertie naturelle. S’ajoute à cela un aspect approximatif, en fonction de la chaleur du lieu, de la place de la membrane, etc. Beaucoup de paramètres ne sont pas maîtrisables. Il faut donc travailler sur des champs d’expression assez ouverts. C’est la raison de mon choix de sons brefs, puissants, avec le grand Tu-Yo. On pourrait penser à une flûte basse surpuissante. Les bols s’utilisent pour des glissements, des grincements. Les insectes sonnent extrêmement aigus avec des tremblements. Tout cela est assez incroyable en improvisation, mais quand je demande à Jean-François Laporte de reproduire un son que je viens d’identifier, le résultat est complètement différent. Il y a tellement de réglages que ce serait un travail colossal et pas très drôle pour les musiciens de reproduire exactement ces sons. Ce qui est intéressant est le côté performatif : être dans le geste, chercher le son, tirer, etc. Il ne faut pas avoir des envies trop précises mais travailler plutôt sur des énergies et des familles de son. J’ai mis au point avec Jean-François un petit lexique de différents comportements et de manières d’aborder l’instrument, avec la pédale, avec le souffle, en tenant avec la main, en tendant et en détendant la membrane... Des choses assez simples. J’écris des événements pour les musiciens de Totem en rapport avec une partition, très écrite quant à elle, destinée aux trois musiciens de Cairn.
G.K. : On te demande effectivement d’écrire pour ces trois instruments de Totem et pour trois instruments de Cairn, clarinette basse, guitare électrique et percussion. Comment envisages-tu cette association avec ces instruments plus « traditionnels » ?
S.S.: C’est à partir des instruments de Totem que j’ai réalisé un projet dans lequel s’inscrivent les trois autres instruments. C’est en effet beaucoup plus facile de m’adapter à la guitare électrique, à la clarinette et aux percussions, pour lesquels je vais pouvoir écrire des choses très précises, que de m’adapter aux instruments de Jean-François Laporte. Le projet se construit autour d’un déploiement sonore, d’une progression qui part de sons très ponctuels, d’objets courts, très brefs et très énergiques, et qui petit à petit s’agencent comme une espèce de machine. Il y a un effet de transe, tout cela aboutit sur une trame, puis un moment que j’ai appelé « waste », dernière partie constituée de tous les petits déchets, les résidus, les petits sons de souffle, tout ce qui pourrait être considéré comme des erreurs de ces instruments mais qui génère des sons très intéressants.
Il est assez facile de me glisser ensuite dans la peau de cette forme et de déduire un langage pour les trois autres instruments. J’ai choisi de les tirer vers l’électro en faisant jouer à la percussion uniquement des samples sur un pad, une combinatoire de sons concrets qui évoluent au fil de la pièce, changés depuis la régie. Le percussionniste ne doit pas s’en soucier pour jouer sa partie. La guitare électrique travaille également sur les timbres avec un jeu très gestuel, en utilisant au moins six pédales, dont une pédale freeze. Dans toute la première partie, la plus longue, la clarinette basse et la clarinette en si bémol d’Ayumi Mori s’agencent en solistes, comme un fil conducteur. Elles sont traitées en temps réel par des effets GRM Tools, qui les rendent également électro. Les instruments de Totem, même s’ils ne sont pas reliés à une prise électrique, sont amplifiés, sonorisés, spatialisés, et possèdent des couleurs très proches de la musique concrète. Le compresseur d’air amène une dimension machinique, ce n’est pas un élément naturel, comme quand on souffle dans un tube.
G.K. : Quelle est la part laissée à l’improvisation et celle laissée à l’écriture dans ta pièce ?
S.S. : Je recherche à la fois l’efficacité et le plaisir. Il ne s’agit pas de bloquer le musicien dans une partition illisible et incompréhensible dans laquelle il sera limité à être l’exécutant d’une œuvre très difficile qui lui prendra la tête. Il s’agit de trouver l’endroit où il pourra à la fois répondre à ma demande et être à l’aise avec ce qu’il joue, parce que ça lui parle, que ça lui correspond et que ce n’est pas contre-nature. Il s’agit de trouver un équilibre. J’ai voulu comprendre les gestes, et j’ai d’ailleurs passé du temps sur la table de Babel. J’ai improvisé moi-même dessus, j’ai enregistré des séquences. On s’approprie assez vite cet instrument, il n’est pas difficile d’accès. La maîtrise du détail est plus ardue, bien entendu. J’ai éprouvé la satisfaction du jeu, observé les endroits où les choses prennent corps, les marges de manœuvre et d’expression. J’essaye de laisser cet espace dans l’écriture. Il s’agit donc d’une partition très ouverte, où des événements sont déclenchés en fonction des partitions plus précises des instruments de Cairn, selon leurs habitudes.
G.K. : Émilie, toi qui les pratiques, penses-tu qu’on puisse être virtuose des instruments de Totem ?
E.G-C : Je pense qu’on peut être virtuose de n’importe quel instrument, voire n’importe quel corps sonore. La virtuosité est une connaissance intime, un rapport avec son instrument, avoir une flexibilité, une certaine prévisibilité, une osmose, une aisance, un naturel. C’est tout à fait possible de vivre cela avec les instruments de Totem Contemporain. C’est un processus. On ne fait certes pas de gammes de membranes avec un métronome, mais on se rend compte qu’on dispose progressivement de plus de possibilités qu’avant, qu’on est plus précis, plus raffiné au fil du temps. Et puis on se prend moins au sérieux avec ces lutheries parce que le rapport à la tradition, au répertoire et à l’académisme ne sont pas là. Ce qui teinte nos rapports avec les instruments traditionnels ne se situe pas entre nous et l’instrument, mais entre nous et la culture de ces instruments. C’est la grosse différence. Le sérieux, au sens négatif du terme, vient de l’apprentissage et de toutes les attentes, entre le duo que l’on forme avec l’instrument face au monde, et pas du tout dans un rapport intime avec lui. Par ailleurs, il est vrai que la notion de jeu est extrêmement présente dans les instruments de Totem. Cela commence avec leur look : même avant de les avoir entendus, avec leurs couleurs et leurs formes, ils sont extrêmement sympathiques visuellement.