Saison 20-21
Le 13 mars 2020 devait s’ouvrir notre B!ME, la Biennale des musiques exploratoires, la promesse d’une biennale rêvée, festive autant qu’exigeante et inclusive une date que nous attendions avec impatience…. Une date qui finalement sera celle du début du confinement. Se sont alors succédées de longues et étranges semaines confinées. Des semaines sans concerts, sans spectacle, sans exposition – cela n’a bien entendu pas été le pire de cette crise sanitaire, loin de là. Durant ces drôles de semaines, arpentant comme jamais son chez soi aux côtés des siens quand nous avons la chance d’en avoir, l’équipe de GRAME a œuvré, aux côtés des artistes et des structures partenaires que nous remercions, à retricoter une Biennale que la crise sanitaire avait détricotée.
Durant cette période nous avons vu la force et les limites d’un monde numérique qui à la fois nous rapproche et nous isole. Notre œil de Judas numérique nous aura permis de garder le contact essentiel et ténu mais il aura montré ses limites et prouvé que l’être ensemble est une absolue nécessité, que se retrouver physiquement autour d’une expérience artistique sera toujours la condition d’existence du spectacle vivant. Dans le même temps, le numérique nous a pourtant permis d’innombrables tables rondes et débats avec les acteurs culturels européens et internationaux sur la situation de la culture durant cette période. Il aura permis aussi à notre équipe de recherche d’organiser des cours en ligne dont le succès et le rayonnement international ont dépassé nos expectatives, nous montrant que le développement de l’audio dans le web en open-source est une vraie démocratisation technologique et culturelle pour peu qu’elle soit rendue à l’usage des hommes et des femmes. Il aura aussi, permis à de nombreux artistes et usagers au travers le monde de continuer à créer, coder et synthétiser du signal audionumérique à des fins créatives et poétiques.
La disparition du philosophe Bernard Stiegler avec qui GRAME entretenait des relations de longue date nous a bouleversés autant que sa pensée nous oriente. Ce philosophe très proche de nos pratiques musicales et technologiques témoigne de l’absolue nécessité d’une réappropriation des appareils techniques, de la possibilité d’une individuation et d’un devenir par-dessus l’imminence de l’ ”être”. Giorgio Agamben, un autre philosophe de la contemporanéité avance l’idée de rendre à l’usage de l’homme ce qui lui avait été ôté : la profanation des dispositifs. Il nous suggère que la technologie, tout comme le code civil ou un stylo bille sont autant de dispositifs qui conditionnent notre faire par leur sacralisation et que leur profanation est la condition d’un devenir humanisé, d’un devenir citoyen, d’un devenir artiste, d’un devenir spectateur.
Cette période de confinement nous aura donné l’opportunité de bâtir des nouveaux projets et nouveaux partenariats scientifiques, pédagogiques et artistiques. Nous avons signé des conventions avec le Conservatoire National Supérieur de Musique et Danse de Lyon comme avec le jeune collectif de création Êkheìa (ex-ÉCHO), des nombreux partenariats scientifiques avec notre équipe de recherche afin de continuer le développement de cette aventure open-source qu’est FAUST, et la mise en œuvre de notre grand projet pédagogique Amstramgrame, qui a l’ambition d’approcher l’avenir transdisciplinaire d’un monde post-numérique où l’ingénierie, le codage, la recherche et l’expression artistique et corporelle ont la possibilité d’être appropriés et non subies. Nous avons amplifié nos relations avec nos partenaires locaux ainsi qu’avec ceux européens et internationaux car plus que jamais notre avenir est « glocal », ancré dans un territoire, dans une économie réelle et ouvert sur le monde, rayonnant de sens.
Et comme notre identité est avant tout la création nous avons construit un projet de télé-Opéra “Rayon-N” qui en cette période d’arrêt des activités artistiques a permis l’impensable aventure de composer, répéter, filmer et enregistrer un ambitieux projet en lien avec l’actualité, dans un théâtre vide et en un temps record, créant de l’activité pour des musiciens, chanteurs et techniciens alors que tout était stoppé et semblait impossible.
Pourtant, nous avons subi le choc de cette crise pandémique mondiale tant dans l’annulation de la BiME que, plus profondément, dans la remise en cause de la direction que prenait notre monde, dans son imprévisibilité et dans ce danger que dénonçait Bernard Stiegler, celui de la “synchronisation des consciences”: cette standardisation qui désingularise et tend à liquider le processus d'individualisation, fondé sur la possibilité et la liberté de s'occuper de ce qui est proprement humain : la vie publique, la science, l'art, les idées en général. D’où notre passion pour l’incalculable et l'imprévisible, car c’est là notre rôle : donner les possibilités d’émergence du désir d’une communauté d’écoute, de pratique et de pensée exploratoires, mû par le dessein de s’inventer un devenir collectif et la possibilité d’une individuation active et consciente.
Cette imprévisibilité nous force donc aujourd’hui à tomber amoureux du problème plus que de la solution, et c’est ce qui nous a orienté et qui nous oriente depuis la fondation de GRAME en 1982, malgré le choc de cette crise : la recherche et l’expérimentation. John Cage définissait justement l’expérimentation en musique (et en général) comme le fait de ne pas savoir où l’on va. Ne pas savoir où l’on va mais avec une grande rigueur, pourrait-on dire, car une chose n’empêche pas l’autre. Cette attitude expérimentale et rigoureuse qui nous anime, nous pensons qu’elle est aussi la seule voie possible pour ce devenir d’une humanité, tant elle a donné des résultats dans la production de nouvelles œuvres et de nouveaux savoirs et tant elle peut nous permettre de reprendre espoir en l’humanité malgré la complexité et l’impression de perte de contrôle.
Nous sommes donc optimistes et désireux de vous présenter notre saison 2020/2021 que l’équipe de GRAME a concoctée, reports de Biennale amplifiés de nouveaux rendez-vous et nouveaux projets qui font de saison en saison fleurir cet écosystème qu’est GRAME en un jardin des sens et de l’esprit.
Merci à vous publics et partenaires de nous donner l’exigence de poursuivre cet œuvre de création artistique, de recherche et de citoyenneté qu’un Centre National de Création Musicale se doit de vous proposer à l'ère post-numérique.