Antoine Maisonhaute
Ni juGe ni pArti
Aborde-t-on une nouvelle œuvre comme une œuvre du répertoire ?
On entre d’entrée dans l’ADN du Quatuor Tana ! Il n’y a pas de musique de répertoire et de musique contemporaine ; il n’y a que de la musique ; l’interprète moderne est celui qui défend sur scène de manière égale, en intensité et envie, les œuvres de toutes les époques. Si j’attache à cette première affirmation, provocatrice dans le monde hyper spécialisé qu’est celui de la musique classique aujourd’hui, les noms de Mstislav Rostropovitch ou du Lasalle Quartet, alors cette phrase prend peut-être un sens plus évident, ces immenses musiciens ayant été les défenseurs acharnés d’œuvres de créations de leur temps (Ligeti, Chostakovitch, Prokofiev…) tout en leur trouvant des résonances à travers des œuvres du répertoire ancien.
L’enjeu est justement d’éviter l’hyperspécialisation ! Jouer du quatuor à cordes et ne jamais jouer les quatuors de Beethoven, quelle tristesse ! Mais ne jamais jouer une œuvre de création, quelle erreur fondamentale dans la perception même de ce qu’est l’interprétation !
Une œuvre du répertoire est à aborder comme celle en création, et inversement ; en côtoyant une nouvelle partition avec son compositeur, on apprend à appréhender une matière modelable, vivante ; le dialogue qui s’instaure permet de comprendre le propos musical, d’en proposer différentes versions, de corriger certains gestes techniques peu aisés pour aller à l’essentiel dudit propos musical ; la partition apparait dès lors comme un objet évoluant à travers l’interprétation donnée par les musiciens ; cette expérience, l’interprète moderne se doit de la transposer aux pièces du répertoire, dont les compositeurs ne sont plus là pour établir un dialogue direct ; il faut alors interroger l’écriture et imaginer le résultat souhaité par le compositeur — en toute modestie car cela reste avant tout une vision, une interprétation — et oser aménager ces partitions, quitte à aller plus loin qu’une simple lecture de l’œuvre ; s’il manque des liaisons dans tel passage d’une pièce classique, est-ce un choix du compositeur ? A-t-il eu le temps de mettre à jour tous les détails ? Comptait-il sur le bon goût des musiciens pour trouver eux-mêmes les solutions ?
L’interprétation moderne est une nécessité pour notre musique, et une joie immense pour ceux qui la pratiquent avec amour.
Comment choisissez-vous les compositeurs•rices avec lesquels vous travailler ? Y a-t-il un aspect ou un autre qui pèse plus dans votre choix et qui pourrait estampiller une commande « Tana » ?
Nous choisissons de ne faire qu’assez peu de créations chaque année (environ quatre en moyenne), et nous mettons un point d’honneur à participer financièrement à chacune d’elles.
Au fil des années, nous nous sommes aperçus que nous ne souhaitions pas devenir des machines de la création avec plus de 700 pièces créées dans quelques années ; l’idée que nous nous faisons du répertoire contemporain Tana, est celui d’un petit gang… un gang d’amis, d’artisans qui travaillent tous à l’élaboration d’œuvres inédites. C’est pour cela que nous avons des liens privilégiés avec un petit cercle de compositeurs à qui nous vouons une fidélité totale, et avec qui nous progressons sur le chemin de la création. Nous partageons l’adrénaline de la scène, les joies et rires des moments de répétitions, de tournées. Il n’y a pas d’esthétique chez Tana, car nous ne sommes ni juge ni partie, l’histoire fera le tri elle-même ; nous souhaitons avant tout une aventure de défis, de découvertes, de jouissances scéniques.
Depuis « Il se trouve que les oreilles n’ont pas de paupières » de Benjamin Dupé, vous développez un intérêt pour la dimension spectaculaire des concerts…
L’expérience d’un spectacle à dimension scénographique est primordiale au sens où elle éclaire d’un coup chez le musicien classique, qui l’ignore le plus souvent, le fait que la gestique fait partie intégrante de l’interprétation d’une œuvre. Au cours de notre travail avec Benjamin Dupé, nous avons mesuré à quel point le moindre de nos mouvements incontrôlés, ou inconscients peut parasiter la ligne musicale.
Nous en avons gardé de multiples détails (concernant l’entrée en scène, les regards, les respirations…) qui nous ont apporté une grande sérénité, et qui nous ont permis d’approfondir notre communication avec le public. Ce n’est pas à proprement parlé spectaculaire, mais il serait intéressant de comparer nos jeux de scène avant et après cette expérience de 2014.
Pour les deux concerts que nous donnerons au cours de la Biennale des Musiques Exploratoires, ce spectaculaire sera remplacé par l’imaginaire : les œuvres en création étant avec électronique en temps réel, le quatuor s’en trouve comme démultiplié, augmenté, à la fois physiquement (grâce la diffusion sonore via les enceintes) et musicalement, puisque le jeu du quatuor y est moteur de l’action musicale, en même temps que commentaire de l’électronique diffusée. C’est un exercice très particulier qui exige de l’interprète d’avoir l’oreille connectée à son jeu et à son double électronique, diffusé en dehors de sa zone de jeu scénique. Un véritable défi !
Quelle liberté vous laissez-vous dans les interstices « entre les œuvres » ou, ici, « entre les mouvements » ?
La liberté de parler, d’échanger avec le public, de divulguer des clés d’écoute simples mais essentielles à la plongée en apnée dans la création. Il faut créer la sensation chez l’auditeur qu’il est prêt à vivre toutes les expériences possibles ; ne pas lui dire ce qu’il va ressentir, mais bien lui distiller quelques indices, afin que ses sens soient éveillés, et que le mental lâche prise pour laisser le présent l’absorber complètement.
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.