Daniele Ghisi - "Any road"
*Nouvelle figure de la société contemporaine, le gamer semble indéfectiblement branché à ses machines, casque sur les oreilles, une main sur le clavier et l’autre sur la souris, concentré sur les épreuves de son personnage jusqu’à en rompre définitivement avec la réalité. Mais le compositeur ressemble parfois au joueur addict, entouré d’écrans, de tables de mixage et de claviers, tapotant parfois moins sur les touches blanches ou noires que sur le pavé numérique. Formé à l’Ircam (Institut de recherche et coordination acoustique/musique), Daniele Ghisi a retrouvé l’institution parisienne le temps d’une résidence dans le cadre du festival Manifeste en 2015. À cette occasion, il revenait sur son parcours dans un joli entretien avec Lorenzo Ciavarini Azzi, rappelant son attachement aux sciences et aux mathématiques plus particulièrement : « On entend souvent ce lieu commun qui dit : si Beethoven n’avait pas existé, personne n’aurait écrit ses symphonies, alors que si Einstein n’avait pas existé, quelqu’un aurait fini par faire sa théorie, sous-entendant par là que la création scientifique n’est que mécanique (et pas esthétique), alors que la création artistique serait divinatoire ! Je pense plutôt que la création artistique est fille de son époque.» Dès lors, les jeux vidéo étaient destinés à pénétrer son imaginaire musical. Dans une forme archéologique aussi inattendue que ludique !
À l’origine d’Any Road figure Pong, un jeu imaginé dès la fin des années cinquante sur un simple oscillographe et qui a plus ou moins donné le départ à l’informatique récréative. Modernisé au cours de la décennie suivante, le jeu a été développé commercialement à partir de 1972, sur des bornes d’arcade puis sur des consoles de salon. Une simple ligne centrale de démarcation, deux traits matérialisant les raquettes, un simple pixel pour balle, et nous voici parti dans une incroyable partie de tennis de table. «Initialement, se souvient Daniele Ghisi, nous avons eu l’idée d’une pièce pour deux gamers « live », orchestre et électronique, associée à un jeu vidéo expressément conçu pour cette expérience. Mais des raisons pratiques nous ont amenés à revoir notre projet. Désormais, le jeu s’organise dans le rapport entre le son électronique (deux haut-parleurs quasi « solistes »), l’orchestre et la vidéo. Pour Boris Labbé, les joueurs, aussi bien que les sons et les mots qui les caractérisent, sont transfigurés.»
Dans Pong, les trajectoires de la balle sont calculées de façon précise, mais force est de constater qu’elles paraissent souvent fort imprévisibles au joueur ! Est-ce cela qui les rapprocheraient des plongées d’Alice dans le Pays des merveilles ? Ne serait-ce pas plutôt l’étrange mélange de poésie et de secrète ordonnance arithmétique ? Ou encore la confusion troublante du rêve et de la réalité, du jeu et de ses secrètes finalités ? Toujours est-il que le compositeur a pioché son titre dans le livre de Lewis Carroll, et plus exactement dans une discussion d’Alice avec le Chat du Cheshire :
— Voudriez-vous me dire, s’il vous plaît, par où je dois m’en aller d’ici ?
— Cela dépend beaucoup de l’endroit où tu veux aller.
— Peu importe l’endroit...
— En ce cas, peu importe la route que tu prendras.— ... Pourvu que j’arrive quelque part, ajouta Alice en guise d’explication.
— Oh, tu ne manqueras pas d’arriver quelque part, si tu marches assez longtemps.
Au point que nous nous demandions quel rôle, de celui d’Alice ou de celui du Chat, le musicien incarnerait si nous lui demandions de choisir. Mais une chose demeure bien sûr dans la musique. Selon le compositeur, l’ensemble participe à une amusante partie de tennis, traduite par les effets de va-et-vient entre la gauche et la droite de l’électronique, idée obsédante alors même que les matériaux mis en œuvre ne cessent de changer. « Le jeu – et notamment le jeu vidéo – est généralement une exploration, mais le joueur n’a généralement pas vraiment conscience de là où il se rend. Si nous-mêmes ne savons pas où nous sommes en train d’aller, chaque route (any road) – nous y conduira. » *
François-Gildas Tual
Any Road, pour orchestre, électronique et vidéo
Daniele Ghisi : musique
Boris Labbé : vidéo
Composition : 2015. Commande d’État dans le cadre du programme d’aide à l’écriture d’une œuvre musicale originale du ministère de la Culture et de la Communication. Production : Biennale Musiques en scène 2016/GRAME, Centre national de création musicale. Vidéo : Boris Labbé.