Jean-Luc Plouvier
SpéciAliste de la désPécialisatiOn
Quels sont les enjeux propres à l’interprétation de la création ? Aborde-t-on une nouvelle œuvre comme une œuvre du répertoire ?
Vous ouvrez cette correspondance, Jérémie, en évoquant le point de vue de l’interprète... Sans doute sentez-vous qu’il se joue là quelque chose de grave et de crucial, d’excitant peut-être, et en tout cas de tout à fait particulier... de contemporain... Si vous le permettez, je répondrai longuement à cette question, je me jetterai dessus comme un assoiffé, en tentant de faire graviter autour d’elle les thèmes que vous évoquez par la suite. Eh bien non — je commence par la conclusion — on n’aborde pas une œuvre récente comme une œuvre du répertoire. La tentation est pourtant grande de vous répondre : mais oui, bien sûr, les lois sont inchangées, l’aventure continue, la filiation est intacte, nous sommes bénis à l’eau lustrale, et ainsi de suite ! Mais ce serait faire un peu l’andouille.
La musique écrite de répertoire, je veux dire la musique procédant d’une écriture inscrite dans le champ des douze notes du solfège, la musique qui procède du maniement de la lettre musicale, relève pour l’interprète d’une herméneutique particulière. L’interprète ouvre une partition de Beethoven comme un objet d’écriture très précieux et très chargé d’histoire, et à ce titre, d’ailleurs, assez lourd de contraintes : c’est la partition qui le « tient à l’œil », d’une certaine manière… En l’ouvrant, néanmoins, il s’ouvre aussi à un espace merveilleux et flottant où il lui sera permis de jouir de la lettre, de jouir d’interpréter au sens presque talmudique du terme, de faire générer du texte par le texte. En vous disant cela, j’ai une pensée pour cet extraordinaire pianiste et penseur, Charles Rosen, récemment décédé, et pour toutes les pages enflammées qu’il a consacrées à une seule note d’une certaine sonate de Beethoven — je ne me souviens plus de laquelle, mais je me souviens que toute l’affaire était de décider s’il s’agissait d’une coquille de l’éditeur ou d’une décision compositionnelle, laquelle ferait alors basculer tout le sens du mouvement. On n’imagine pas d’appliquer cela à une page de Raphaël Cendo, évidemment !
Au même moment, pour enrichir le tableau, je visualise cet air égaré qu’ont certains musiciens classiques (les meilleurs, quelquefois) lorsqu’ils entrent sur scène, avec ce corps un peu absent, ce corps si inconscient de l’espace où ils se meuvent — et dont il est si aisé, trop aisé de se moquer... Mais c’est pourtant très simple : ces musiciens-là se moquent bien de l’espace de la scène, car ce n’est tout simplement pas le leur. La scène où l’on bouge est parfaitement inconsistante par rapport à leur espace musical, l’espace qui s’ouvrira dans quelques secondes lorsqu’ils seront à leur pupitre, espace qui n’existe que dans la fenêtre blanche de la partition où ils vont plonger et qui reconfigurera leur corps (qu’ils jouent de mémoire ne change rien à la question). La partition écrite est pour eux tout l’espace de représentation, espace paradoxal fait de sons et de lettres entrechoquées, ce qui leur donne cette étrangeté d’Alien que le public leur reconnaît en le comprenant à moitié, et fonde l’affection si légitime qu’ils suscitent. Je les aime moi aussi de tout mon coeur, mais cela n’est plus tout à fait en phase avec l’expérience qui est la mienne, moi qui joue la musique récente.
De quoi s’agit-il, pour moi ? Que je le veuille ou non, je ne fais plus de la musique dans l’espace total-chromatique qui était encore naguère celui de Boulez, homme de continuité (quoi qu’on en ait dit), et qui pensait avec les douze notes du solfège classique. Je ne fais plus non plus, ou plus seulement, de la musique dans l’espace total-fréquentiel des partisans de quarts de ton, ou de huitièmes ou de seizièmes de tons, ou de la série harmonique. Tantôt glissant malgré moi sur le toboggan du contemporain, tantôt par la force des rencontres, tantôt en posant des choix, j’ai finalement admis que mon espace musical était celui du total-sonore, celui qui a vaincu, celui qui a été voulu par Russolo, Cage, Schaeffer, Risset, et par une part si considérable de la jeune génération de compositeurs qu’il n’est même pas nécessaire d’en épingler l’un ou l’autre. Dans l’espace du total-sonore, l’écriture n’est plus qu’un des mediums par lesquels se fabrique la musique, à égalité avec d’autres mediums qui sont le code digital, l’improvisation, la transmission orale, la mise en place de situations théâtrales ou de situations d’écoute particulières.
Il y a eu mutation, décidément. On peut la vivre dans le registre du tragique et de la mélancolie — on dira alors que cette mutation consonne avec une désymbolisation du monde et une désaffiliation généralisée ; on peut aussi la considérer comme une chance, un déplacement qui, de loin en loin, nous aidera à repenser toute notre pratique, et jusqu’à nos manières de jouer ensemble, de nous adresser au public, etc. On peut aussi, plus simplement, vivre cela comme un humain ordinaire, c’est-à-dire comme un être constitutivement bipolaire (ajoutez ici un smiley de votre choix), et puiser des forces créatives à la fois dans la mélancolie et dans l’enthousiasme.
Au moment où je vous écris, je sors du studio d’Ictus où j’ai travaillé du Messiaen au piano. Je dois me mettre à la rédaction d’une fiche technique pour un producteur qui m’invite à performer une œuvre de poésie sonore de Bernard Heidsieck. Il y a quelques jours, c’était du Terry Riley. Ces deux derniers noms n’appartiennent pas à l’histoire linéaire de la modernité, mais au bouquet des avant-gardes constitutives de la modernité telle que nous l’avons traversée dans notre jeunesse, lorsqu’on ne parlait déjà que de son déclin (la « poésie action » pour l’un, le « minimalisme » pour l’autre). Leurs œuvres, celles du moins que nous avons mises au répertoire d’Ictus, ne tiennent pas en une partition fermement établie, mais leur consistance flotte quelque part entre le manuscrit incertain qu’ils nous ont transmis, assez vague quant à la réalisation qu’il suppose, et l’enregistrement qu’ils en ont fait eux-mêmes, irreproductible. Dans ces enregistrements interviennent une part d’improvisation, une part de hasard heureux (l’un des noms de l’inspiration), une lecture de la partition et une importante part de post-production. La question de la lutherie n’y est pas du tout mineure : il faut, pour relire cela, se pencher sur la question des microphones et de leur légère saturation, ou des orgues électriques, ou des effets analogiques. Il faut en repenser tous les gestes : geste d’écriture, geste d’enregistrement, geste de montage et mixage, geste de diffusion. Il faut trouver le juste espace — et organiser des réunions de production avec l’ingénieur du son et l’éclairagiste, membres de l’ensemble à même dignité que l’altiste. Dans le cas de Riley, il s’agit ensuite d’en faire une expérience collective, « de chambre », et de traverser tout un spectre musical qui va de l’improvisation à la lecture, en pensant par différentes manières de penser « l’ornement », l’aura ornementale qui fait vivre le son, qu’elle vienne des doigts et de la bouche ou de l’effet électronique. Il s’agit bien d’interpréter, mais nous ne sommes plus du tout dans une herméneutique de la note. Elle installe le musicien, de fait, au croisement de différentes disciplines. On pourra nous dire, bien entendu, qu’à force de faire un peu de tout, nous ne sommes plus spécialistes de rien. Et nous répondrons, comme Pascal, qu’il n’est pas intéressant de nous reprocher ce dont nous faisons profession. Spécialistes de la déspécialisation, tel est bien le fatum que nous avons épousé.
Reste à savoir : à quoi tenons-nous en fin de compte, qu’est-ce qui nous attache, nous aliène et nous oriente ? La réponse est à chercher, je crois, du côté de la discipline physique, de la vieille et antique virtuosité, et la possibilité pour le corps musicien de se laisser transformer par une musicalité à atteindre — que le projet auquel il s’est attelé se donne ou non sous forme d’une partition au plein sens du terme. Le style négligé, un peu prisé aujourd’hui, ne tiendra pas très longtemps. Se laisser posséder restera la signature du musicien.
1 Herméneutique : Théorie, science de l’interprétation des signes, de leur valeur symbolique.
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.