La tradition
« Tradition », le mot est lâché – comme on lâcherait des chiens. Pendant un temps en effet, on a pu craindre que la tradition n’en vienne à être réduite à une sorte de catégorie impérative à laquelle tous les compositeurs occidentaux de musique « savante » (comprenez : écrite) devaient prêter allégeance. Un monde forclos, et perclus à force de l’être, embaumé dans le formol formel – qu’il s’agisse de la musique qui s’écrivait ou des lieux où elle était exécutée. Que l’on songe à l’ostracisme dont Steve Reich, aujourd’hui l’une des stars de la « composition contemporaine » – dont l’électrisant Drumming sera donné par l’ensemble Links – ou son collègue Philip Glass furent victimes, à leurs débuts, de la part de ces milieux que l’on dit « autorisés », allant donner leurs œuvres eux-mêmes dans les ateliers d’artistes ou les galeries de Manhattan plutôt que dans les salles de concert.
Or une tradition est d’abord relative, plurielle – en témoigne l’art de Reich, qui s’abreuve dans notre Moyen Âge autant que chez les Pygmées, ou aujourd’hui le parcours d’un Benjamin de La Fuente, nourri de rock et de musique improvisée – et par-dessus tout vivante. Comme est vivant le lien qui unit l’Opus 132 de Beethoven aux créations qu’interprète en miroir le Quatuor Tana, tandis que leurs détonants confrères du Quatuor Béla magnifient le Quintette en ut de Schubert en le coulant dans l’écrin de textures forgé par Daniel d’Adamo.
Créateurs ou interprètes (performers), musiciens, danseurs ou comédiens, tous les artistes de cette Biennale suscitent incidemment une foule de questions : qu’est-ce que composer veut dire ? la tradition de la musique occidentale passe-t-elle obligatoirement par l’écriture ? qu’est-ce qui aujourd’hui définit une « œuvre » ? Les taxonomies ont-elles encore un sens à l’heure où les créations de certains musiciens venus des musiques électroniques ou de l’improvisation rivalisent, par leur complexité (c’est-à-dire leur richesse, non leur aridité) et leur raffinement sonore, avec les compositions les plus « savantes » ?
Ces prétendues catégories deviennent aujourd’hui de plus en plus perméables, les arts eux-mêmes, de plus en plus malléables. A la porosité des styles, des genres et des sons s’ajoute celle des disciplines artistiques, qui cohabitent de plus en plus souvent au sein d’un même artiste. Créateurs et créations hybrides, qui brouillent les repères, abolissent les frontières.