Musiques & Machines
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« Depuis l’origine des temps, toute la musique – sauf la musique vocale – a été produite au moyen de machines. Que sont une flûte, une trompette, ou mieux encore un violon, sinon des instruments complexes que seul un « technicien » peut manier ? »
Ce sont par ces mots qu’Umberto Eco introduisait, dans les années 60, une conférence intitulée « La musique et la machine », prenant le contre-pied d’une pensée humaniste et moraliste qui déplorait l’usage de plus en plus fréquent des moyens de reproduction de la musique. Faire état des liens étroits existants entre lutherie, machines et création musicale, c’est privilégier la synergie et l’hybridation des univers vis à vis d’idéologies d’inspiration dualiste.
Dans les années 60, l’usage des sons électroniques et le recours aux synthétiseurs ont pu, en effet, susciter un certain nombre de craintes, au nom d’une certaine « pureté » de l’art assortie de quelques réactions corporatistes et protectionnistes : c’était oublier que la musique n’a eu de cesse de se développer en tant qu’art médiatisé, ayant recours à des mécaniques complexes et à des systèmes de représentation sophistiqués, créant ainsi cette proximité avec les sciences et techniques.
Rappelons,que dès les années 50, la musique s’est imposée comme le premier art « numérique », par l’utilisation de l’ordinateur pour la composition et la synthèse, avec les travaux de Lejaren Hiller et Leonard Isaac (Suite Illiac, 1956). Quelques décennies plus tôt, la possibilité de capter et d’enregistrer le son, puis l’image, révolutionne complètement le langage artistique, tant par les matériaux révélés que par les nouveaux procédés d’assemblage. Aujourd’hui, parmi d’autres exemples, les dispositifs informatiques d’analyse en temps réel du geste du musicien, l’interactivité homme/machine qui en résulte et la génération des instruments dits «augmentés» posent des problématiques qui contribuent à nourrir la réflexion scientifique. Plus que jamais, les appareillages font « corps » avec l’écriture musicale, ils en sont indissociables, d’autant que le temps réel et les «live electronics» ont réintroduit avec force la dimension expérimentale et ludique.
Par ailleurs, le domaine du sonore a porté l’idée de son propre dépassement en multipliant les rencontres avec d’autres formes artistiques, incitant à la mise au point de nouvelles plateformes technologiques dans des configurations où se retrouvent les arts du temps et de l’espace. Ces rapports entre la musique, la lumière, le mouvement et les arts visuels oscillent depuis plus d’un siècle entre correspondance, synchronisme ou synesthésie. En 1849, Richard Wagner prône l’idée d’un art total, le « Gesamtkunstwek », une sorte de langage absolu des sons. Cette idée de « féerie synesthésique qui assurerait un processus de synchronisation des sens » a traversé plusieurs époques historiques. Dès le XVIIIème siècle, on dénombre l’invention de plusieurs machines, comme le clavecin oculaire de l’abbé Louis Bertrand Castel, destinées à créer de la « musique colorée ». Avec l’avènement de l’électricité, beaucoup d’autres inventions suivront : à partir de 1913, les bruiteurs futuristes et le Rumorharmonium de Luigi Russolo, en 1919 l’invention du Thérémine, l’un des plus anciens instruments de musique électronique, conçu par le Russe Lev Sergueïevitch Termen, suivra quelques années plus tard la première station mobile de cinéma sonore synchrone mise au point par le savant soviétique Alexandre Chorine pour les films de Dziga Vertov…, parmi toute une panoplie de lutheries électroniques articulant le son, la lumière, l’image. Le matériau sonore, affranchi peu à peu des limites du « musical » proprement dit, a ainsi constitué, au cours des premières décennies du xxème siècle, un champ privilégié d’investigation dans le domaine de la transdisciplinarité, ce que les futuristes ont désigné par le terme de « multi-expressivité ».
Cette omniprésence des outils, machines rudimentaires, mécaniques complexes et/ou à la pointe de l’innovation, nourrit les écritures artistiques contemporaines dans une hybridation généralisée de la création. Le détournement de moyens industriels de leur usage premier a pu être à l’origine d’importantes innovations artistiques, tout comme la construction de machines musicales dédiées mises au point par des équipes artistiques et techniques, se distinguant néanmoins de toute idéologie scientiste fondée dans une croyance unilatérale au progrès et sur une surdétermination de l’outil.
Le parcours Musiques & Machines rassemble quelques uns de ces univers esthétiques contrastés parmi des oeuvres de ces vingt dernières années : des installations déployées dans l’espace, procédant de différents dispositifs technologiques, autour de l’idée de mobilité des matériaux tant visuels que sonores. Il s’agit d’un monde vibratoire, entre ordre et chaos, entre prévisibilité et discontinuité.
Le public est invité à se mettre à l’écoute des objets et structures en mouvements, parfois fugaces et fulgurants, et à s’immerger dans une poétique sonore et plastique.
James Giroudon : commissaire
Œuvres de Pierre-Alain Jaffrennou, Trafik & Yann Orlarey, Denys Vinzant, Pascal Frament, Jean-François Estager, Henri-Charles Caget, Ondřej Adámek
Réalisation GRAME, partenariat Peter Bosch & Simone Simons
Production : Fort du Bruissin – Centre d’Art Contemporain de Francheville. En Résonance avec La Biennale de Lyon 2015.
©Nicolas Rodet